vendredi 31 décembre 2010

" De vita beata "

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« Difficulté pour arriver à la vie heureuse

Vivre heureux mon frère Gallion*, tel est le vœu de tous ; mais on s’aveugle sur les moyens qui peuvent sûrement réaliser le bonheur. Il n’est certes pas facile de parvenir à la vie heureuse, et on s’en éloigne d’autant plus que l’on court plus rapidement après elle, si l’on s’est trompé de chemin. Quand le chemin conduit en sens contraire, la vitesse même augmente la distance. Déterminons donc, avant tout, l’objet de nos désirs, et cherchons de tous côtés la route qui pourra nous y conduire le plus promptement. Nous comprendrons, sur cette route même, pourvu qu’elle soit droite, de combien chaque jour nous avançons et de combien nous approchons du but vers lequel nous pousse un désir naturel. Tant que nous errons çà et là, en suivant non pas un guide, mais un bruit confus et des cris discordants qui nous appellent vers des points opposés, notre vie se passe en égarements ; cette vie qui est si courte, lors même que jour et nuit on s’occuperait de son perfectionnement. Établissons donc le but de nos désirs et la route à suivre ; ayons recours à un guide habile qui ait exploré les lieux que nous allons parcourir. Ce voyage ne ressemble pas aux autres. Dans ceux-là, en effet, un sentier tracé et les indigènes que l’on interroge vous empêchent de vous tromper ; tandis qu’ici le chemin le plus battu et le plus fréquenté est celui qui trompe le plus. Avisons donc surtout à ne point suivre comme un troupeau la foule qui nous précède, passant non par où il faut aller, mais par où l’on va.
La source de nos plus grands embarras, c’est l’habitude où nous sommes de nous façonner au gré de l’opinion, persuadés que ce qu’il y a de mieux, c’est ce que l’on reçoit avec grand assentiment et ce dont il y a des exemples nombreux : ce n’est point là une vie raisonnable, mais une vie d’imitation. De là cet énorme entassement de gens qui se précipitent les uns sur les autres. Dans un grand carnage, quand la foule s’amoncelle, nul ne tombe sans entraîner quelqu’un sur lui ; les premiers causent la perte de ceux qui les suivent. Voilà ce qu’on peut constater dans toute une vie : nul ne s’égare pour lui seul ; on est la cause et l’auteur de l’égarement d’autrui. Le mal est qu’on se serre contre ceux qui marchent devant soi ; chacun aimant mieux croire que juger, jamais nous ne jugerons la vie, toujours nous nous en rapporterons aux autres. Ainsi ballotés et abattus par l’erreur transmise de main en main, nous périssons victimes de l’exemple. Nous guérirons en nous séparant de la foule ; rebelle à la raison, le peuple défend sa maladie. Aussi arrive-t-il ce qui a lieu dans les comices, où ceux qui ont fait les prêteurs s’étonnent de leur choix, quand la mobile faveur a fait le tour de l’assemblée. Nos approbations et nos blâmes tombent sur les mêmes objets ; tel est le résultat de tout jugement qui dépend du plus grand nombre.


Il faut savoir se séparer de la foule


Quand il s’agit de la vie heureuse, n’allez pas, comme lorsqu’on se partage pour un vote, me répondre : « Ce côté me paraît le plus nombreux. » C’est pour ce motif qu’il est le pire. Le monde ne va pas si bien que ce qui vaut le mieux plaise au plus grand nombre ; la preuve du pire, c’est la foule. Examinons quel est le meilleur des actes, et non pas le plus ordinaire : ce qui peut nous donner une fidélité permanente, et non point ce qui plaît au vulgaire, le pire interprète de la vérité. Sous le nom de vulgaire, je désigne ceux qui sont revêtus de la chlamyde et ceux qui portent couronne**, car ce n’est point la couleur des habits que j’examine ; je n’en crois pas mes yeux pour juger un homme, j’ai une lumière meilleure et plus sûre pour discerner le vrai du faux : le bien de l’âme, c’est l’âme qui doit le trouver. Si jamais elle a le temps de respirer et de rentrer en elle-même, oh ! comme dans ses tourments elle s’avouera la vérité. « Tout ce que j’ai fait jusqu’à ce jour, se dira-t-elle, j’aimerais mieux ne l’avoir point fait ; quand je passe en revue toutes mes paroles, je porte envie aux êtres muets ; tous mes désirs, je les regarde comme autant d’imprécations ennemies ; toutes mes craintes, grands dieux ! combien elles étaient meilleures que mes souhaits ! J’ai eu de nombreuses inimités, et de la haine je suis revenu à la bonne entente (si toutefois elle peut exister entre les méchants) ; je ne suis pas encore l’ami de moi-même. J’ai mis tous mes soins à me séparer de la foule et à me distinguer par quelque bonne qualité ; qu’ai-je fait que me présenter aux traits et offrir à la malveillance de quoi mordre ? Voyez-vous ces hommes qui vantent l’éloquence, qui escortent la fortune, qui flattent la faveur, qui exaltent le pouvoir ? Ils sont tous des ennemis, ou, ce qui revient au même, ils peuvent l’être. Autant est nombreux le peuple des admirateurs, autant l’est celui des envieux. Je cherche de préférence un bien dont je puisse jouir, que je sente, et non que j’étale aux yeux. Ces objets que l’on regarde, devant lesquels on s’arrête, que l’on se montre avec étonnement, brillent à la surface et sont misérables au-dedans. »


Définition du bonheur


Cherchons un bien non pas apparent, mais solide, et de plus en plus beau à mesure qu’on le pénètre. Nous devons le déterrer. Il n’est pas loin, et on le trouvera ; il faut seulement savoir où porter la main. Actuellement nous passons, comme dans les ténèbres, au-delà de ce qui est près de nous, nous heurtant contre cela même que nous désirons.
Mais, pour ne pas traîner à travers des préambules, je passerai sous silence les opinions d’autrui, dont l’énumération et la réfutation seraient longues ; voici la nôtre. Quand je dis la nôtre, je ne m’attache pas à tel ou tel prince du stoïcisme, car j’ai moi aussi le droit d’opiner. Je serai donc de l’avis de l’un, tout en obligeant l’autre à diviser ; peut-être même, appelé à voter après tous, je ne désapprouverai rien de ce que les préopinants auront décidé, et je dirai : « Voici ce que je pense de plus. » En attendant, d’après l’opinion générale des stoïciens, je me prononce pour la nature des choses. Ne point s’en écarter, se former sur sa loi, sur son modèle : voilà la sagesse. La vie heureuse est donc celle qui s’accorde avec sa nature ; on ne peut l’obtenir que si d’abord l’esprit est sain et en possession constante de sa santé ; si de plus il est énergique et ardent, doué des plus belles qualités, patient, propre à toutes les circonstances, soigneux du corps et de ce qui s’y rapporte, mais sans trop de préoccupations ; s’il veille aux autres choses de la vie, sans s’étonner d’aucune ; s’il use des présents de la fortune sans en être l’esclave. Tous comprennent, sans que je l’ajoute, qu’il suit de là une perpétuelle tranquillité, ainsi que la liberté, puisqu’on a banni ce qui nous irrite ou nous fait peur. Au lieu des plaisirs et de ces jouissances mesquines et fragiles qui nuisent au sein même des désordres, s’établit une joie grande, inébranlable, égale ; l’âme se remplit alors de paix, d’harmonie, d’élévation, de douceur. De la faiblesse, en effet, vient toute humeur farouche.
»


Sénèque / De la vie heureuse / Librio … p. 13 à16.


* Sénèque s'adresse à son frère aîné, Novatus, qui prit le nom du rhéteur Junius Gallion, son père adoptif.
** La chlamyde est un manteau court et fendu, agrafé sur l'épaule. Sénèque désigne ainsi respectivement les personnages de tragédie et de comédie.

jeudi 30 décembre 2010

lundi 27 décembre 2010

" soucis tentant de grignoter le soleil de nos jours "*

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merci à Ulysse et Bernard





" « au sommet du rempart
se souvient la présence »

simple feuille du livre

ouvert à la dérive
êtres nous
costumes d'élégance
signet comme ombres filent

Tant d'instants que vous dites

vos bohèmes graphiques
teintures mandragore
poèmes explicites

De la vie verticale

Vous parlez de voix claire
longeant sans fin la grève
où le sable se perd
en lumières de chair

Par le chemin de dunes

océan des forêts
chacun voit l'autre ciel
les nuages en flambent
en robes indiennes

Ainsi l'histoire naît

d'esquisses et de traits
apprentis de mémoire
à peine suggérés
"


Bernard







Peinture : maria-d
* Ulysse lui donna un titre
et Bernard en fit une lecture poétique

dimanche 26 décembre 2010

" Le Père Noël et la petite fille "


à la manière de Philippe Meyer













"En dehors des choses de l’amour, on se soucie peu, dans les chansons, de la vie des femmes, ces bêtes à couplets. C’est à cet égard que « Le père noël et la petite fille » est une œuvre insolite. Brassens n’a que pitié pour la femme qui se vend, n’a que mépris pour l’homme qui l’achète. Il n’a pas le respect de la barbe blanche de cet étrange père Noël qui « a mis les mains sur les hanches ». En une langue parfaite et « sans un mot plus haut que l’autre », il se penche sur le sort de cette petite fille dont on se paie et la tête et le corps. Il se penche sur elle et la plaint en un vers, un seul : elle ne reverra pas « le joli temps des coudées franches ». Cette compréhension de la femme – rare, paraît-il chez les hommes – nous en aurons un autre écho quand nous parviendra la voix de « Pénélope ».

René Fallet
1958








vendredi 24 décembre 2010

Douce nuit ...

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L'adoration des bergers / Georges de La Tour



Joyeux Noël

Feliz Navidad
Bon Nadal
Frohe Weihnachten
Merry Christmas
Buon Natale
Feliz Natal

C Pождеством Xристовом

אַ גוטע ניטל









un Noël de douceur et d'amour à chacun d'entre vous



vendredi 17 décembre 2010

pour Dorio

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" INVISIBILITÉ


quand nous pénétrerons la gueule ed’ de travers

dans l’empire des morts

Raymond Queneau (l’Instant fatal)



Mon séjour sur la terre aura duré duré duré
du 24 mars 1945 jusqu’à "l’instant fatal"
mais ce n’est pas mézigue qui tournera la page ultime

J’aurai filé ad patres avec mes père et mère et toute la tribu que je n’ai pas connue

J’aurai filé la métaphore de la minute d’éternité face au temps universel qui continuera continuer à s’écouler
pour mes enfants et les enfants de mes enfants


Mais pour l’instant nulle fatalité :
un chemin s’ouvre toujours nouveau chaque jour
que poème fait

Cueillons cueillons et accueillons notre invisibilité "


jjDorio

16 décembre 2010



En 1945 il naissait pour durer, durer, durer… « jusqu’à l’instant fatal »

En 1946 Ferré débutait au « Bœuf sur le toit » au même temps que Les Frères Jacques et Charles Aznavour…

En 1956 quelqu’un d’autre naissait pour durer, durer, durer « jusqu’à l’instant fatal » … et Ferré publiait son recueil ''Poètes vos papiers " qui lui vaudra une brouille irrévocable avec Breton.
Madeleine enregistra certains poèmes de ce recueil, dont "Testament".









LE TESTAMENT


Avant de passer l'arme à gauche
Avant que la faux ne me fauche
Tel jour, telle heure, en telle année
Sans fric, sans papier, sans notaire
Je te laisse ici l'inventaire
De ce que j'ai mis de côté:

La serviette en papier où tu laissa ta bouche
Ta mèche de cheveux quand ils n'étaient pas gris
Mon foulard, quelques plumes, et cette chanson louche
Avec autant de mots que nous avions de nuits
L'oreille de Van Gogh, la pipe de Balzac
Cette armée d'anarchie et cette fanfare blême
Le cheval qui travaille avec son petit sac
Où dorment des prairies d'avoine et de carême
Et de carême

L'enfer de Monsieur Dantes où je descend ce soir
Un paquet vide de Celtiques sur la table
Quelques stylos à bille au roulement d'espoir
Avec dans leur roulis des chansons formidables
Le pick-up du tonnerre et les dents de la pluie
La voix d'André Breton, l'absinthe de Verlaine
Les âmes de nos chiens, un bouquet réuni
Et leurs paroles dans la nuit comme une traîne
Comme une traîne

Le zinc de ce bistrot où nous perdions nos gueules
Cette affiche où nos yeux écoutez des "Bravo"
Cette page d'annonce où s'ennuie toute seule
Notre maison avec mes rêves en nez couard dos
Avant de passer l'arme à gauche
Avant que la faux ne me fauche
Tel jour, telle heure, en telle années
Sans fric, sans papier, sans notaire
Il est bien maigre l'inventaire
De ce que j'ai mis de côté

Mais je te laisse ça comme une chanson tendre
Avec ta fantaisie qui fera beaucoup mieux
Et puis ma voix perdue que tu pourras entendre
En laissant retomber le rideau si tu veux
Si tu veux

L. Ferré






jeudi 16 décembre 2010

L'homme de l'ombre

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Homme de l’ombre
et des humeurs fauves

tu me tires par la cheville
pour dire ton mal de vivre
ta souffrance et ton manque

ta difficulté à faire et à dire
ton manque à rêver
à exister

tes mots de mort
me frappent avec violence
ruées de vagues
qui m’expulsent et m’implosent

rictus de la bouche
œil qui tourne et vire
paroles en désordre
paroles répétitives
qui s’en vont et reviennent
comme un inlassable
ressac

usure … fêlure … rupture


et au bout de la jetée
la délivrance




(peinture : La mort et la femme / Egon Schiele)

jeudi 9 décembre 2010

Alma Matrix

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LA FEMME VIENT DE LA MER.

" C'est salé, c'est poivré, c'est doux, c'est huileux, c'est huilé, c'est noisette, c'est le bac où je baque, c'est la vie au sec, là-haut, dans la tête, et vernissée jusqu'au profond des portes entrebâillées, encoignures de passe et de rejet de blancheur toute grise et que je gobe et que tu happes et que tu gruges et que tu trais comme d'une mamelle jamais tarie. Ô les beaux roberts de la matrice ! Alma Matrix. Je suis le maître des linges noirs laissés pour compte dans les canalisations des mémoires de passe. C'est salé comme ces moutons de la rue, la morve au derche et ces "crie-donc" de paillasse en crêpe de Chine. Ô le crêpe de Chine sur ta chair inviolée, dans les cinq heures après-midi, à l'heure où quelque part, toujours, quelqu'un se trafique la moelle, à bout portant, comme on trafique les étoiles, je suppose, dans les univers embrassés. Ô le crêpe de Chine un peu frisé de ta géométrique envie de te faire enverguer comme on enverguerait des voiles dans les bordels intelligents. "


Léo Ferré / Alma Matrix / La mémoire et la mer... p. 7 et 8


(Illustration : Serge Arnoux)




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lundi 6 décembre 2010

Réversibilité

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" Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse,

La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,

Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits

Qui compriment le cœur comme un papier qu'on froisse ?

Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse ?



Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine,

Les poings crispés dans l'ombre et les larmes de fiel,

Quand la Vengeance bat son infernal rappel,

Et de nos facultés se fait le capitaine ?

Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine ?



Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres,

Qui, le long des grands murs de l'hospice blafard,

Comme des exilés, s'en vont d'un pied traînard,

Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ?

Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres ?



Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides,

Et la peur de vieillir et ce hideux tourment

De lire la secrète horreur du dévouement

Dans des yeux où longtemps burent nos yeux avides ?

Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides ?



Ange plein de bonheur, de joie et de lumières,

David mourant aurait demandé la santé

Aux émanations de ton corps enchanté ;

Mais de toi je n'implore, ange, que tes prières,

Ange plein de bonheur, de joie et de lumières !
"


Charles Baudelaire / Les fleurs du mal







(Peinture : Giotto / Le songe de Joachim (détail sur l'ange)

vendredi 3 décembre 2010

Un silence de lait

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Un silence de lait est tombé dans le bol du jour

le monde s’est arrêté, le temps s’est suspendu
Alors, la musique a perlé … Bach a posé sa couleur
là, dans le bol de lait, en plein milieu du jour
une touche de lumière … une note en son cœur
petite perle blanche striée noir en son œil

Une note de silence est entrée dans son cœur
elle a percé fragile la pelure de l’âge … Absolu
Dans la patience et le doute une étoile se dessine
couleur des cimes grises de sa jeunesse intime
une pierre, un refrain sur le dos de la page
une griffe d’enfant-chat qui trace le message

Une note de lait a repeint le silence de la phrase
elle a goutté docile sur le rebord des lèvres
La tendresse du jour s’est emparée du ciel… Bleu
azur comme les yeux du nouveau-né qui bâille
petite bouche grande ouverte à la beauté gracile
qui frappe de sa langue le calice blanc du monde.









(Peinture : Neige / Claude Monet)

mercredi 1 décembre 2010

" Sid’Amour-à-mort "

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" On rêvait d'amour

A mourir d'aimer
Et l'on meurt d'amour
Sida sidamnés
Maladie d'amour
Où l'on meurt d'aimer
Seul et sans amour
Sid'abandonné "