jeudi 11 août 2011

Comme un livre que l'on relit

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Lire et relire sa vie, la vie, comme un livre que l’on a aimé, chéri, adulé, et que l’on reprend pour une nouvelle lecture. Le même livre, mais pas tout à fait le même. La même lecture, mais pas tout à fait la même. Le même livre et une autre lecture, une autre émotion, un autre regard se noie entre les lignes… un autre regard se cogne aux mots, un autre regard caresse les phrases. Un autre regard se perd dans la lumière.


Une berceuse qui se répète, qui se souvient, qui émeut et qui rassure.

Je reprends la lecture des mêmes mots, des mêmes phrases… Les mêmes soupirs inspirent et expirent entre les pages, entre les lignes les mêmes apnées, mais un autre écho, une autre histoire, un autre souvenir, une autre blessure, une autre griffure dans le creux de l’oreille, une autre saveur sur le bout de la langue … une autre épine dans le cœur, une autre écharde sous l’ongle.

Une légende, une épopée, une prophétie, y cien años de soledad.

L’enfance, puis la jeunesse, puis la maturité nous quittent chaque jour un peu plus, un peu plus chaque jour pour avant la fin d’une vie, revenir, revenir à la source, à la première page, à la première pierre, au premier cri, au premier appel de l’homme, au premier matin du monde, au lointain après midi d’une rencontre avec la glace, au berceau de la vie d’un œuf premier.

Un doux chant, une mélopée, une alchimie, un reflet d’éternité.

Je pressens ce qui va suivre. Je crois connaître ce qui va advenir, mais cette suite n’est pas la même, ni même la mienne. Je croyais avoir compris, erreur… cent fois erreur et leurre, ou bonheur ? Bonheur de la surprise, bonheur de se laisser surprendre dans le labyrinthe de la raison, bonheur d’embrasser le vide, ce vide prêt à accueillir le plein de la surprise et du déluge biblique… bonheur de se laisser bercer par les murmures de la lecture, la relecture et l’inédit…

Puis, la dernière page se tourne, le livre se referme… Une caresse de la paume, un au-revoir mes frères… une autre vie. Une aile s’ouvre, se déplie, s’allonge… et recouvre le monde. Une aile porteuse de bonnes nouvelles, et d’autres choses, d'autres douceurs, d’autres amours, car toujours libre est la Poésie …

Une délivrance en pleine lumière. Une délivrance, une ouverture, un grand silence de la mémoire, une deuxième chance et cent ans de solitude.




(Photo : / maria-d)

11 commentaires:

O a dit…

La vie, la mort, la solitude et l'amour. Le souvenir et l'inédit. L'enfance dans son isolement le plus total, de "mémoire du silence" à "Cent ans de solitude".
Un beau texte.
Votre "demeure" est belle, accueillante et lumineuse et votre oreille ô combien attentive, d'une attention que les griffures n'altèrent pas.
Je suis O, je suis Il, qui vous lit et vous relit très souvent.

Maïté/Aliénor a dit…

Cent ans de solitude: quelle mémoire! Et votre écriture si légère qui cependant trace son sillon!

pierre a dit…

Sa vie dans un livre ... qui n'a été par ce rêve, j'entends un écrivain ?
A chaque reprise, la lecture du livre est autre. C'est à cette jauge que l'on juge qu'il est bon. Lectures multiples.

J... a dit…

♥♥♥

Bernard a dit…

http://www.deezer.com/fr/music/playlist/52700942

camille a dit…

Lire, relire sans cesse et se laisser surprendre.

amitiés chère Maria-D

maria-d a dit…

@ O, Maïté, Pierre, J, Bernard et Camille ... merci




« Au début on ne lit pas. Au lever de la vie, à l’aurore des yeux. On avale la vie par la bouche, par les mains, mais on ne tache pas encore ses yeux avec de l’encre. Aux principes de la vie, aux sources premières, aux ruisselets de l’enfance, on ne lit pas, on n’a pas l’idée de lire, de claquer derrière soi la page d’un livre, la porte d’une phrase. Non c’est plus simple au début. Plus fou peut-être. On est séparé de rien, par rien. On est dans un continent sans vraies limites – et ce continent c’est vous, soi – même. Au début il y a les terres immenses du jeu, les grandes prairies de l’invention, les fleuves des premiers pas, et partout alentour l’océan de la mère, les vagues battantes de la voix maternelle. Tout cela c’est vous, sans rupture, sans déchirure. Un espace infini, aisément mesurable. Pas de livre là – dedans. Pas de place pour une lecture, pour le deuil émerveillée de lire. D’ailleurs les enfants ne supportent pas de voir la mère en train de lire. Ils lui arrachent le livre des mains, réclament une présence entière, et non pas cette présence incertaine, corrompue par le songe. La lecture entre bien plus tard dans l’enfance. Il faut d’abord apprendre, et c’est comme une souffrance, les premiers temps de l’exil. On apprend sa solitude lettre après lettre, le doigt sur le cœur, soulignant chaque voyelle du sang rouge. Les parents sont contents de vous voir lire, apprendre, souffrir. Ils ont toujours secrètement peur que leur enfant ne soit pas comme les autres, qu’il n’arrive pas à avaler l’alphabet, à le déglutir dans des phrases bien assises, bien droites, bien mâchées. C’est un mystère, la lecture. Comment on y parvient, on ne sait pas. Les méthodes sont ce qu’elles sont, sans importance. Un jour on reconnaît le mot sur la page, on le dit à voix haute, et c’est un bout de dieu qui s’en va, une première fracture du paradis. On continue avec le mot suivant, et l’univers qui faisait un tout ne fait plus rien que des phrases, des terres perdues dans le blanc de la page. On est à l’école, on fait son métier d’enfant. Il y a, c’est vrai, un grand bonheur de cette perte-là, de cette trouvaille première de la lecture, de sa capacité à déchiffrer une page, à contempler les ombres. C’est même plus fort que du bonheur, il faudrait pour être juste parler de joie. De joie et de frayeur. La joie va toujours avec la frayeur, les livres vont toujours avec le deuil. Après, après cette première fin du monde, autre chose commence. Pour beaucoup, l’ennui. Avec la lecture tu achètes quelque chose qui pour toi n’a pas de valeur – seulement un prix : une place sur le banc de la classe, un rôle dans les bureaux ou les usines. Alors tu laisses tomber. Tu lis juste ce qu’il faut, par obligation. Plus de joie là-dedans, pas non plus de plaisir : rien que de l’obéissance, ce qu’il faut d’obéissance pour aller jusqu’à la fin des études, aux portes du désert. Après tu ne lis rien, même pas le journal, tu fais partie de ces gens qui n’ont pas un seul livre dans leur maison – ces gens-là, un vrai mystère pour les écrivains, ces maisons sous les sables, ces vies où rien ne peut entrer, ni le diable ni les livres. Parfois un dictionnaire, une encyclopédie vendue par un représentant plus malin que les autres, mais on ne les lira pas, c’est pour les enfants, pour le futur, pour les mauvais jours, c’est comme un meuble, un meuble un peu étrange, pas en chêne ou en pin, un petit meuble de vingt volumes papier, payé par traites, on n’y touchera pas. Parfois aussi il se passe quelque chose, pour quelques-uns, moins nombreux, bien moins nombreux. Ceux-là sont des lecteurs. Ils commencent leur carrière à l’âge où les autres abandonnent la leur : vers huit ans, neuf ans. Ils se lancent dans la lecture et bientôt n’en finissent plus, découvrent avec joie que c’est sans fin. Avec joie et frayeur. Ils s’en tiennent au début, à la première expérience. "

à suivre

maria-d a dit…

(Suite)


Elle est indépassable. Ils liront jusqu’au soir de leur vie en s’en tenant toujours là, au bord de la première découverte, celle de la solitude, solitude des langues, solitudes des âmes. Avec ravissement ils quittent le monde pour aller vers cette solitude. Et plus ils avancent, et plus elle se creuse. Et plus ils lisent, et moins ils savent. Ces gens-là sont ceux qui font vivre les écrivains, les libraires, les éditeurs, les imprimeurs. Les grands livres, les mauvais livres, les journaux, tout est bon à qui aime lire, tout est nourriture à l’affamé. D’un côté ceux qui ne lisent jamais. De l’autre ceux qui ne font plus que lire. Il y a bien des frontières entre les gens. L’argent, par exemple. Cette frontière-là, entre les lecteurs et les autres, est plus fermée encore que celle de l’argent. Celui qui est sans argent manque de tout. Celui qui est sans lecture manque du manque. La muraille entre les riches et les pauvres est visible. Elle peut se déplacer ou s’effondrer par endroits. La muraille entre les lecteurs et les autres est bien plus enfoncée dans la terre, sous les visages. Il y a des riches qui ne touchent aucun livre. Il y a des pauvres qui sont mangés par la passion de lire. Où sont les pauvres, où sont les riches. Où sont les morts, où sont les vivants. C’est impossible à dire. Ceux qui ne lisent jamais forment un peuple taciturne. Les objets leur tiennent lieu de mots : les voitures avec sièges en cuir quand il y a de l’argent, les bibelots sur les napperons quand il n’y a en a pas. Dans la lecture on quitte sa vie, on l’échange contre l’esprit du songe, la flamme du vent. Une vie sans lecture est une vie que l’on ne quitte jamais, une vie entassée, étouffée de tout ce qu’elle retient comme dans ces histoires du journal, quand on force les portes d’une maison envahie jusqu’au plafond par les ordures. Il y a la main blanche de ceux qui ont pour eux l’argent. Il y a la main fine de ceux qui ont pour eux le songe. Et il y a tous ceux qui n’ont pas de main – privés d’or, privés d’encre. C’est pour ça qu’on écrit. Ce ne peut être que pour ça, et quand c’est pour autre chose c’est sans intérêt : pour aller des uns vers les autres. Pour en finir avec le morcellement du monde, pour en finir avec le système des castes et enfin toucher aux intouchables. Pour offrir un livre à ceux qui ne le liront jamais. »


Christian Bobin / Préface de "Une petite robe de fête"

jeanne a dit…

un signe...
la lecture sur les pages passées tournées changent parfois
à la lumière d'évènements
les miennes du moins
mais touner oui tourner ces pages
pour que l'histoire avance
amitiés

maria-d a dit…

pensées vers toi Jeanne, merci

Nath a dit…

Fluide et magnifique, une vague agile se répand sur mes rides...

Merci pour ce très beau texte
Je reviendrai
Nath