vendredi 29 juillet 2011

"Un fauve"

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__" Quand, dans ce salon de thé, je levais les yeux, il était là, Alain, devant moi, refermé sur lui-même, pesant, que je ressentais léger, d’azuréenne aisance ou transparence comme est « Celui qui est en règle », et s’essayant à une syntaxe problématique ou l’inventant au petit bonheur, paisible, tenant auprès de lui, au chaud, sa besace d’ouvrier comme une mallette d’expert-comptable, sacoche à sangles et à fermoir.
__Un fauve, de ceux qu’on espère voir à la nuit se désaltérer… bien assoupi, mais fauve... Il était de noir vêtu, avait encore ses cheveux. Ce qui ne durerait pas, mais là il était sobre, éclairé en lui-même comme un contre-jour, tel qu’en procurent, dans les théâtres d’ombres, les petits falots chinois de papier huilé.
__À l’écouter me ciseler ses aphorismes impressionnants et parfois hasardeux, revenait ce fantasme : le peindre. Et pourquoi pas chez lui, ou un sujet sur lui... j’avais le cadreur, le budget, il suffisait que j’indique le jour et l’heure, que je passe… mais trop pudique, trop prude. De même quand je me trouvais bien des années avant à la frontière de Poi Pet, dans les camps de réfugiés, lors de Royaume de Siam et des travées de terre ocre où ça crachait, ça déféquait, mourait. J’avais le boîtier et ne le braquais sur rien, hésitant, fasciné. Je voyais l’œuvre de Dieu dans la douleur d’enfants dont un grand nombre ne passeraient pas la nuit. Maintenant je sais : je n’ai jamais su photographier que le beau. Ici, parce qu’une telle attitude était convenablement ancrée dans le cuir du pouf à petit dossier, revenait la certitude qu’un tel faciès marmoréen, celui d’Alain, avait pour destinée d’être fondu, scellé. Je m’imaginais Rodin…
J’aurais désiré cela, le restituer par le burin, entamer le cuivre dans une gravure rendant sa lèvre songeuse, son mot gardé tout à l’extrémité de la langue comme un bonbon, un sucre.
__Je me délectais de ses inventions, c’était de la confiture, du miel, jus pressé d’un concept étiré puis ramené, soudé à lui… guimauve, sucre filé… alors il pouvait bien entrouvrir sa mallette. Que contenait-elle ? Je n’ai jamais su. Était-ce à fonds multiples… prestidigitateur et ses ballons de baudruche, esbroufe pour un silence et quelques artifices… les foulards vaporeux ? "


Gérard Manset / Visage d’un dieu inca / edts. L’Arpenteur … p. 39 et 40







2 commentaires:

Frederique a dit…

Une rencontre "ratée" entre le photographe et "le fauve"... pudeur à saisir l'Animal, je comprends. Mais le talent de Gérard Manset est multiple, quel bonheur de lire cette esquisse (2 pages), Maria. M'en vais le lire en ENTIER. Merci pour ce partage.

maria-d a dit…

@ Frederique

je vois que tu es une connaisseuse...

http://www.youtube.com/watch?v=pL0QKKfSXt8&feature=related


http://www.youtube.com/watch?v=ug1YFmdntDg

quant au livre oui, à lire en entier


amitié