samedi 17 décembre 2011

lecture ... relecture

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" Enfant, je n’ai reçu aucun don sauf celui des flâneries, de la lenteur et de l’observation. Tous trois allant d’ailleurs de concert. Je n’ai reçu rien d’autre que ces trois flèches dans le cœur. Trois flèches pour mon arc, trois flèches pour sa corde d’amour. Qui vibre de temps à autre. Puis a surgi une immense catastrophe qui m’a projeté dans le sombre et le clair, la transparence absolue et l’obscurité totale. Très jeune, l’on m’a arraché le cœur et on ne me l’a jamais rendu, ou bien sous une autre forme, inconnue des humains. C’est avec le cœur des morts que j’écris, sans me soucier de rien d’autre que de leur chant si beau, si bon. Les morts, dirons-nous, un peu plus tôt que les autres, m’ont donné la vue, rien d’autre que cela, la vision immédiate de notre fin, la clairvoyance. Dès la naissance, c’est la fée noire qui nous ronge peu à peu. On naît, on meurt. Et il y a ce pont de merveille entre les deux qu’est toute une vie. C’est, à mes yeux, tout aussi simple que cela. C’est cela le grand amour : être en accord avec ce qui nous est offert pour si peu de temps. Si nous en avions une claire conscience, il y a fort longtemps que nous aurions inversé les rotations du vivre, que nous aurions appris à serrer une main, laisser s’embrasser un sourire. Mais le plus simple, le plus fondamental, nous l’avons rendu inaccessible en feignant de tout connaître, de tout savoir. Quels ignorants nous sommes, quelles marionnettes nous faisons !

Le vrai savoir est le savoir du cœur, du sang. Combien d’illettrés sont des êtres bons ! Combien de savants sont des criminels quand ils donnent, à la gueule de la mort, leur génie froid, glacial ! Oui, il suffit d’un regard, d’un silence pour être sauvé ou perdu. De cette toute petite chose minuscule, minuscule, qui ne s’apprend pas : la bonté. La rigueur d’une pensée, c’est-à-dire la vérité, et la bonté, cette minuscule flamme du cœur qui n’est jamais là où on la croit, où on la pense. Elle se cache dans le geste invisible, dans le murmure lointain. Elle n’est pas non plus dans les mensonges d’un humanisme béat. Elle est sur les routes, solitaire, mendiante, poussiéreuse, ignorante, belle comme la liberté suprême. Qui veut, qui peut se vêtir de ces haillons-là ? Quel est le sage ou le fou nous faisant don de ce cri ? Ce pèlerin de l’inconnu, il est dans tous mes livres. Mais il n’est pas Dieu. Il n’est personne. Il ne porte aucun nom. Mais son pas bruit entre les pages. Je l’entends, croyez-moi. Je l’ai vu. Il parle toutes les langues du monde et il n’est rien du tout. Il écope des crachats de la foule, des moqueries des enfants. On le pousse du pied comme un débris rejeté par les vagues. Mais son visage, blanc d’écume, est si beau, si beau… Son sourire : un miracle de notre nuit commune. "


Joël Vernet / La nuit errante / Edts Lettres Vives ... p. 38 à 41





(Peinture : La Scapiliata / Léonard de Vinci)

7 commentaires:

Brigetoun a dit…

beau - donne envie de le lire

Pensées au fil de l'eau a dit…

La bonté est dans le coeur
Enfance douloureuse
Mon âme en prière
la musique pour vivre

Que j'aime ce texte , je vais acheter le livre !
Merci pour cette découverte

Laura- Solange a dit…

Ce texte comme un soleil en ce matin tout blanc! Je vais ensuite fureter sur les rayonnages de ma bibliothèque et ouvre ce même livre et lis :
"Je remonte à grand peine du fond d'un puits et seul me guide ce rond de lumière au-dessus de mon crâne, cette trappe d'azur, ce bleu grâce auquel j'espère et j'échappe."

François a dit…

La bonté est une marque de grandeur, grandeur des tout petits et des pauvres, c'est très souvent là qu'on la trouve, "cette minuscule flamme du cœur qui n’est jamais là où on la croit".
merci pour ce très bel extrait.
Bien à vous chère qui éclairez les coeurs.

Estourelle a dit…

"Le plus simple, le plus fondamental" Nous l'avons oublié, et comme c'est beau de le voir ressurgir dans ces mots qui sonnent si vrai si simple..."son pas bruit entre les pages"...et nous sommes les chercheurs du "pèlerin de l'inconnu" où est-il donc ? il n'est rien il est tout, nous le portons tous et nous avons à lui donner corps par des mots par des chants des danses des peintures...sans cesse... il nous devance

Frederique a dit…

Ce fut un beau cadeau, Maria, que "Petit Traité de la Marche en saisons de pluie"... dans ton précédent blog ; te souviens-tu ? Et puis, cet essentiel ouvrage, "La Nuit Errante", merci encore de m'avoir, un jour, fait découvrir les "carnets" de Joël Vernet.

maria-d a dit…

@ Vous ...

Joël Vernet, à lire absolument sans modération.

merci à vous tous et beau dimanche à vous