jeudi 1 décembre 2011

Lecture

.




" Parfois même aujourd’hui dans cette chambre il entre
Et me prend par la main


Je suis une ceinture à jamais dénouée
Il fait de moi tout ce qu’il veut
Il m’abandonne
Je l’entends longuement marcher dans le jardin
Il a des pas de primevères
Et ses épaules sont le parfum de la nuit
Jusqu’au matin qui tarde à la tempe des vitres
C’est son haleine son haleine que je vois


Il arrive mon Dieu qu’à vous je le préfère
Pardonnez-moi cela


Comme il sait dans ses doigts courber briser les branches
Et l’arbre qu’il meurtrit à ses doigts n’en veut pas
Son pied qui la foule est une confidence à la terre
Pourquoi faut-il qu’il y ait une porte à l’enclos
Là-bas la tentation des sentes
Des vallons pour sa course ailleurs et son sommeil
Temps heureux je n’étais jalouse que des saules
Et comme il vint un soir un soir il est parti


Combien cela fait-il de jours que je l’attends
Combien d’hivers et de printemps cela fait-il
Qui peut compter sur les doigts de l’âme une éternité d’absence
Et ce que je n’ai pas eu de lui comme un vent dispersé
Je demeure dans ma vie avec devant moi ce bonheur renversé
Il me semble parfois pourtant le voir et qu’il me touche
Il me semble et je sens quelque chose de pâle sur ma bouche
Une ombre dans mon ombre un écho dans ma voix
Ne t’en va pas méchant ne t’en va pas fantôme
Mon cœur après vingt ans et plus est toujours une porte qui bat
Sur ton départ J’ai beau dire de la fermer aux servantes
Les rideaux frémissent encore où tu les as froissés
Je n’ai jamais jeté ces roses qui périrent
Dans le fauteuil élimé par d’autres c’est toujours
Toi qui t’assieds


C’est toi seul qui baisses les lampes
J’ai vieilli moi dans les miroirs
Mai toi toi qu’ils n’ont point noyé dans leurs eaux noires
Invisiblement tu demeures le même
Jeune homme blond front pur ô corps doré
Et je n’écoute pas ceux qui me consolent à dire
Combien les saisons t’ont changé
Tu es toujours cette nappe avec orgueil qu’on met sur la table
Mon ami beau comme la mémoire et comme elle sans un pli
Ah viens que je t’arrache encore à tes habits adverses
Impatiemment nu pour toujours devant moi


Couleur de sable odeur de pêche
Ô par mégarde de retour
Amant d’un geste amant d’un jour
Dans l’ombre au loin bat le bruit lourd
Du balancier qui se dépêche


Laisse en moi durer le gémir
Que je me grise et je me grise
Laisse en moi mourir la surprise
Écoute mon cœur qui se brise
Prends un peu le temps de dormir
_____Ne t’en va pas "




Louis Aragon / extrait de « Les Poètes » / Poésie – Gallimard p. 68 à 70






(Peinture : Le saule pleureur / Claude Monet)

6 commentaires:

jeanne a dit…

oh combien est dure l'attente
et combien fait mal le départ
et combien sont belles les images

Camille a dit…

Dieu comme cet homme savait rendre visible les sentiments.
Un bon choix de lecture chère Maria-D et je m'en vais le relire
merci et belle journée

Estourelle a dit…

Ô silence de l'attente
A jamais page refermée
Les souvenirs lisses
A force d'être caressés
Le poète est passé
A jamais son pas sur le sable
Douce caresse du vent
Sur le visage sèche les pleurs
...

pierre a dit…

Le saule saura-t-il retenir ses larmes
au souvenir de lêtre aimé
qui dans son ombre habite ?

Du grand Aragon. Merci, Maria.

mémoire du silence a dit…

merci à vous quatre pour ce plaisir partagé !!!

oui Pierre, du grand Aragon

Gérard Méry a dit…

Pourquoi il y a du petit Aragon ?